mercredi 23 novembre 2011

Nicolas Abraham et Maria Torok : La Crypte et le Fantôme

Les psychanalystes Abraham et Torok explorent le thème des secrets de famille et du "retour du refoulé" dans l'histoire familiale.
Nicolas Abraham, un psychiatre d’origine hongroise, a publié en 1978 avec sa compagne Maria Torok un ouvrage intitulé l'Ecorce et le Noyau, (1) et dans ce livre, Abraham parle des notions de « crypte » et de « fantôme ». Ces deux éléments vont se révéler comme étant extrêmement importants dans le développement de la psychogénéalogie.

Abraham et Torok, théoriciens des "secrets de famille"

Abraham et Torok, en approfondissant l’étude de ces deux concepts, ont donné des bases cliniques aux notions jusque-là assez vagues de « secrets de familles », ou même de « roman familial ». Ainsi, l’histoire exprimée ou non de la famille est une sorte de « geste » au sens moyen-âgeux du terme, où seront embellis bien entendu les soi-disant « exploits » de tel ou tel ancêtre, mais où les faits moins glorieux commis par ces mêmes ancêtres seront tus… Ces faits cachés prennent dès lors une importance d’autant plus grande que l’on aura fait beaucoup d’efforts pour les cacher : « L’ombre de l’objet ne cesse d’errer autour de la crypte jusqu’à se réincarner dans la personne même du sujet » (2) .
On voit ici comment, par le processus d'incorporation du secret, du non-dit familial, la personne "cryptophore" pour reprendre l'expression d’Abraham et Torok, s’approprie à ce point l’indicible qu’elle n’aura de cesse, tout en le voilant au sein de cette crypte, d'incarner le non-dit, le secret, de manière manifeste, dans sa vie, ses actes, ses maladies mêmes...

Qu'est-ce qu'une "crypte" et un "fantôme", selon Abraham et Torok ?

Les recherches cliniques qu’ils ont effectuées leur ont permis d'étudier les cas de personnes ayant fait certains actes ou prononcé certaines paroles « comme si ce n'étaient pas elles », comme si quelque chose ou quelqu'un avait agi à travers elles à ce moment. Ils ont alors émis l'hypothèse qu'un « fantôme transgénérationnel » s'exprimait à travers elles, une sorte de fantôme d'un ancêtre ayant créé lors de son existence une crypte: un secret, un non-dit, un acte inavouable, un traumatisme, etc.
Cet événement qui n’a pas été métabolisé dans le psychisme de celui qui l'a vécu reste dès lors dans le domaine du refoulé; d’où cette notion de « crypte », de pièce mystérieuse en dessous des pièces à vivre du « conscient », pièce où continue à se jouer et à se rejouer cette « légende familiale » loin de la lumière, loin de l’exprimé, d’autant plus agissante, efficace, qu’elle est là, latente…

Le retour du refoulé dans l'inconscient familial

On pourrait ici reprendre Psychopathologie de la vie quotidienne (3) de Freud pour évoquer l’hypothèse suivante : ce qui est refoulé par le conscient d’un individu, mais aussi par le conscient d’une famille, par l’histoire officielle si l’on peut s’exprimer ainsi, va se manifester d’autant plus fort par une sorte de retour du refoulé de l’histoire familiale ressemblant fort à un lapsus. Par exemple l’oubli des noms d’ancêtres à l’histoire non avouable remontera dans le conscient de l’histoire familiale grâce à un enfant qui portera justement, par « hasard », sans que ses parents le sachent au niveau conscient, le même prénom que l’ancêtre « maudit » ou oublié.
On peut également parler d’actes symptomatiques ou accidentels qui rejoueront, parfois à des dizaines d’années de distance, précisément les événements qui ont été vécus par cet ancêtre « oublié ». Pour reprendre les paroles de Freud en les appliquant à la psychogénéalogie et précisément à ces notions de crypte et de fantômes développés par Abraham et Torok, on peut dire que ces actes symptomatiques ou accidentels, bien que refoulés par le conscient, n’ont pas perdu toute possibilité de se manifester et de s’exprimer, l’inconscient les laisse surgir comme autant de lapsus révélateurs des non-dits de l’histoire familiale.

Les non-dits de l'histoire familiale

Cela ressemble un peu à ces photos officielles de l’histoire de l’Union Soviétique, où sont gommés en fonction des besoins de la légende idéale du Petit Père des Peuples tous les personnages gênants qui étaient sur les photos d’origine aux côtés de Staline : ils ont été liquidés, ils sont en prison, dans ces fameuses « cryptes ». En réalité, tout le monde sait, mais personne ne parle…. Et le creux laissé par leur gommage sur la photo officielle prend d’autant plus d’importance; ils sont en fait les personnages essentiels de la photo, quoique invisibles sur les photos retouchées. Et l’histoire, et les générations suivantes, n’auront de cesse de rétablir l’histoire telle qu’elle s’est réellement déroulée et de remettre à leur place ces personnages gommés, pour que la photo, c'est-à-dire en filant la métaphore de ces photos officielles, le système familial, retrouve son équilibre.

Actes manqués et transmission psychique intergénérationnelle

Les membres des générations successives verraient donc à certains moments un « fantôme psychique » se manifester par des actes ou des paroles manquées. Les deux auteurs posent la question de la transmission psychique transgénérationnelle. En effet, après la mort de l’ancêtre, du parent, « le refoulement (…) conserve précieusement, quoique dans l’inconscient, ce que le Moi ne saurait figurer que comme un cadavre exquis, gisant quelque part en lui, et dont il n’aura de cesse de rechercher la trace dans l’espoir de le faire revivre un jour. » (4)
Les descendants de ces ancêtres disparus mais encore présents seraient donc des « porteurs de cryptes », qui conservent en eux les « lacunes laissées en nous par les secrets des autres ». Abraham et Torok distinguent les traumatismes psychiques survenus lors d’expériences personnelles et les traumatismes psychiques causés par l’influence transgénérationnelle des expériences traumatisantes faites par des ascendants que l’on pourra appeler surgissement du fantôme, ou encore en reprenant l’expression anglaise si parlante, « les squelettes dans le placard ».

Traumatismes personnels et manifestations du secret de famille

Ainsi, Abraham et Torok nous disent que les traumatismes personnels donnent lieu à un « refoulement conservateur », qui immobilise dans une « crypte » (que l’on pourra définir de manière plus technique comme étant une partie clivée du moi, un endroit où seraient, d’après Abraham et Torok, « séquestrées » dans une sorte de « caveau secret ») des réalités oubliées. Ces réalités oubliées sont en fait des événements qui se sont passés mais qui ont été exclus, supprimés du champ de la conscience, de la mémoire, ou du champ de la transmission orale de l’histoire de vie, par exemple.
En fait, on refuse que ces réalités catastrophiques aient vraiment existé, ces réalités de vie pouvant être aussi diverses que par exemple la conduite « déshonorante » d’un ancêtre au cours de la dernière guerre mondiale, de la survenue d’un enfant illégitime, d’une faillite, pour citer quelques exemples rencontrés dans la vie courante ou encore mis en scène par exemple dans des livres ou dans des films. (Citons simplement Hamlet, le film Quelque chose à te dire avec Mathilde Seigner, ou encore La vie de Vincent Van Gogh).
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1- L’Ecorce et le Noyau, Flammarion 1999.
2- L’Écorce et le noyau, op. cit page 298
,
3- Psychopathologie de la vie quotidienne, Poche 2006
4- L’écorce et le noyau, op. cit page 242)

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